Michel Wichegrod
photographies
QUATRE BONNES RAISONS DE SE PASSER DE BIOGRAPHIE
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La première raison c’est qu’une exposition générale – à plus forte raison une exposition détaillée – des péripéties qui ont fait une existence est un déshabillage qui me gêne, parce que je suis mal fait et parce que je suis frileux. Ces péripéties me regardent, j’ai deux ou trois secrets et je me méfie des petits malins qui prétendent n'avoir rien à cacher. Je me méfie encore plus des ingénus qui croient réellement qu'ils n'ont rien à cacher. Je préfère exposer des photographies plutôt que des faits, bien qu’une photographie soit un fait en soi.
La deuxième raison est aussi vieille et aussi neuve que le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust. Il y a une saine schizophrénie entre la personnalité qui se trouve dans le monde commun – si la personnalité est une réalité et s’il y a un monde commun – et la personnalité qui se trouve dans un autre monde, un monde particulier, intime, unique: celui de ses créations. Robert Louis Stevenson, qu’il ne faut pourtant pas confondre avec Mr. Hyde ni avec Long John Silver, l’a écrit dans Les porteurs de lanternes : « Car un homme ne vit pas dans la réalité extérieure, parmi les sels et les acides, mais dans la chaude pièce fantasmagorique de son cerveau, aux fenêtres peintes, aux murs historiés. » Quelquefois cette pièce n’est pas chaude, elle est glaciale ou bien c’est une fournaise, des formes inquiétantes s'y traînent, des formes difficiles, déchirantes ou ridicules qu’on s’évertue à faire passer de la pièce fantasmagorique jusqu’à la réalité extérieure par la trappe de la littérature, de la peinture, de la photographie ou de tout autre moyen de matérialisation.
La troisième raison découle de la seconde. La véritable biographie, la seule qui au fond soit intéressante et à peu près véridique parce qu’elle ne prétend pas éclaircir les mystères – dont nous sommes faits et qui sont d’un noir de gouffre –, ni résoudre les énigmes – dont nous sommes aussi les sphinx et qui sont insolubles –, c’est la biographie intérieure. La meilleure biographie intérieure qu’on soit en mesure de proposer aux curieux, quelle que soit la raison de leur curiosité, c’est celle qui peut être extrapolée à partir de ce qu’on écrit, de ce qu’on peint, de ce qu’on photographie. Et d'ailleurs de ce qu’on n’écrit pas, de ce qu’on ne peint pas, de ce qu’on ne photographie pas. Ensuite on espère que les curieux voudront bien et sauront ne pas donner une interprétation trop abusive ou trop sommaire de ce qu’on aura écrit, peint, photographié. On le leur demande poliment et on s’engage à faire preuve d'une prudence égale dans une situation où les rôles seraient inversés.
La dernière raison, si quand même je peux parler un peu de moi, est à la fois prépondérante et anecdotique. Il y a dans la vaste nomenclature des bizarreries humaines une certaine catégorie de torsions psychiques inhabituelles que les torsions psychiques habituelles considèrent comme des distorsions, des difformités, qui le sont peut-être et qui fabriquent des créatures un peu perpendiculaires, plus ou moins obliques ou désaxées, torsadées, elliptiques, ça dépend. Ces créatures ne savent jamais, par exemple, qui elles sont ni même ce qu’elles sont, sans doute parce que tout simplement elles ne sont pas, en tout cas au sens conventionnel et arbitraire du terme. Tout ce qu’elles savent c’est qu’elles sont parce qu’elles sont là, que quelque chose est là, une cristallisation incertaine dont elles ont une conscience aiguë et qui les définit malgré tout avec suffisamment de précision pour que la fraction du reste du monde avec laquelle elles sont en contact les reconnaisse ou s’imagine les reconnaître, car il faut un minimum de commodité dans les échanges. Et tout ce qu’elles craignent c’est qu’aux yeux de cette fraction leur biographie ait l’aspect d’un tableau cubiste ou d’une toile abstraite, d’une enluminure de moine fou, d’une sanglante figure gravée au rasoir sur son propre ventre par un maniaque ou un toxicomane au cerveau délabré. Ce serait très désobligeant de les voir sous cet angle. Si elles ont un minimum d’esprit métaphorique – le maximum est préférable – ces créatures créatrices se contentent de renvoyer de manière déformée, reformée, réformée, travaillée, améliorée selon leur goût et leurs capacités, des fragments de ce qu’elles ont perçu et pensé. Autant que je sache c’est là une des façons élémentaires de définir ce que c’est que l’art, qu’on soit ou qu’on ne soit pas du côté de l’habituel, et c’est une bien meilleure indication biographique que n’importe quelle chronologie et que n’importe quelle consignation artificielle d’évènements.
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