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Je ne me rappelle pas très bien. C’était il y a une trentaine d’années, quelque part en Europe centrale, ou en Amérique du Sud, ou dans les Îles, au bout d’un faubourg introuvable, un soir, très tard, trop tard pour la lucidité ordinaire – mais quand donc la lucidité est-elle ordinaire ? Je m’étais retrouvé dans un taxi et ensuite sur un trottoir luisant de pluie, devant un vieil immeuble de trois étages à la façade rougeâtre et fissurée de haut en bas. S’il ne tombait pas dans deux jours, il tomberait dans quatre, mais peut-être était-il dans cet état depuis très longtemps. Il y avait une enseigne de néon bleu, en arc de cercle. C’était le Sorcières Cabaret, un établissement pour connaisseurs d’après ce qu’on m’avait dit, mais je ne savais plus qui me l’avait dit et je n’avais pas compris dans quelle spécialité exactement ces connaisseurs s’y connaissaient, ni à partir de quelle quantité de connaissances on pouvait se vanter de faire partie du club. Je n’avais pas compris non plus pourquoi je devais y aller, comment j’y étais allé – je veux dire : qui avait commandé le taxi ? –, ni par quel miracle on m’avait laissé entrer. Ou alors j’étais un connaisseur sans en avoir conscience, ce qui ne me donnait pas l’impression d’en être un.

 

L’intérieur était bruyant et sombre, comme dans tous les cabarets, et enfumé, comme dans tous les cabarets de cette époque. Il sentait la sueur parfumée et aussi, bizarrement, le brûlé et la cordite. Le public, autour des tables, avait l’air d’établir des comparaisons, d'échanger des avis, d’engager des paris, de choisir des têtes, mais je ne saisissais pas de qui parlaient ces ombres conspiratrices, si c’était une affaire entre elles, ou à propos des clients qui arrivaient, de ceux qui partaient, du personnel, des artistes. L’accueil, le vestiaire, le service, le spectacle – numéros de danse, de chant, de jonglerie, de prestidigitation, d’acrobatie – étaient assurés par des femmes qui portaient presque toutes le même genre de tenue, jupe longue de voile coloré et transparent, corsage à l’ancienne très décolleté, châle ou fourrure pendants, traînants, tombés, coiffe indéfinissable, une sorte de turban défait empilé sur les chevelures. La moitié de ces femmes avaient un air affreux, des visages gonflés, creusés, dérangés, distordus, des figures comme modifiées par une main féroce ou déformées par des ouragans personnels. Certaines d’entre elles portaient un grand monocle noir: je suppose que ce n'était pas une lubie de leur opticien et j'aimais autant ne pas voir ce qu'il y avait derrière. Quelques-unes étaient touchantes. Les trois quarts, avec leurs merveilleuses faces de mauvais rêves, étaient impériales et sexy, soit que leurs corps aient été préservés pendant les tribulations sulfureuses dont elles étaient finalement revenues, soit qu’ils aient été réparés d’une manière ou d’une autre, ou que les costumes du spectacle les aient mis en valeur jusqu’à leur donner ou jusqu’à leur rendre cette charge d’érotisme paradoxal qui troublait tout le monde dans la salle, hommes, femmes, bêtes et autres...

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